Betrayal of the implicit contract

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La Confiance Aveugle : Quand le Jeu de Société S'inspire de la Trahison Narrative

Cet article a été inspiré de cet épisode : https://www.lepointdepolgara.fr/index.php/2025/05/01/pelleter-des-nuages-06-cardboard-ghosts-lesprit-du-jeu/, notamment de ce passage : « Dans cette chronique, Christian revient sur sa lecture de l’essai Cardboard Ghosts: Using Physical Games to Model and Critique Systems de Amabel Holland. » Il s’inspire donc également du livre d’Amabel Holland : https://www.taylorfrancis.com/books/mono/10.1201/9781003500834/cardboard-ghosts-amabel-holland, de sa vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=wG4zLcKsCiA, ainsi que de son site de publication de jeux et de ses créations : https://hollandspiele.com/collections/amabel-holland.

Ouvrir une nouvelle boîte de jeu de société est un rituel empreint d'une confiance presque enfantine. On déballe le matériel, on admire les illustrations, et surtout, on se plonge dans le livret de règles. Et c'est là qu'opère une magie silencieuse : nous faisons une confiance absolue à l'auteur. Nous partons du principe que les règles, aussi complexes ou simples soient-elles, sont énoncées avec sincérité. Bien sûr, un jeu peut s'avérer déséquilibré, une stratégie dominante peut émerger, un hasard trop présent peut frustrer. Mais jamais, ou très rarement, nous ne nous disons : "L'auteur cherche à me piéger" ou "Ces règles sont volontairement truquées contre moi sans que je le sache." Nous attribuons les failles à des erreurs de conception, à un manque de playtesting, mais pas à une malveillance délibérée.

Cette confiance implicite n'est pas sans rappeler certaines conventions littéraires. Prenons l'exemple d'un fameux roman d'Agatha Christie, celui qui a secoué le monde du polar en son temps. Avant sa publication, il existait une règle tacite, un contrat moral entre l'auteur de roman policier et son lecteur : le narrateur, celui qui nous guide à travers l'intrigue, ne pouvait être l'assassin. Il était le garant d'une certaine objectivité, le témoin privilégié à travers lequel nous découvrions la vérité. En brisant cette convention, l'auteure a non seulement créé un coup de théâtre magistral, mais a aussi interrogé la nature même de la narration et de la confiance que nous lui accordons. Le lecteur s'est senti floué, trahi, mais aussi admiratif devant tant d'audace.

Alors, pourquoi ne pas transposer cette audace dans le monde du jeu de société ? Pourquoi un auteur n'utiliserait-il pas cette confiance intrinsèque pour créer une expérience ludique déroutante, voire dérangeante, mais profondément marquante ?

Imaginons un jeu où l'on vous promet une compétition équitable, une "méritocratie" ludique où le plus malin ou le plus stratégique l'emportera. Prenons l'exemple d'un jeu simulant la création d'un parti politique. En théorie, les règles vous expliquent que chaque joueur a les mêmes chances : récolter des fonds, mobiliser des militants, proposer des idées, gagner en visibilité médiatique. Vous vous lancez, plein d'espoir, pensant que votre stratégie sera la bonne. Mais partie après partie, vous échouez. Vous avez l'impression de vous heurter à un mur invisible. Vous avez beau optimiser vos actions, vos adversaires (ou le jeu lui-même, s'il est coopératif ou solo) semblent toujours avoir un avantage insaisissable. Vous vous remettez en question, vous doutez de vos capacités, vous accusez le hasard. La réalité, cachée par l'auteur, serait que le système est truqué dès le départ. Par exemple, les coûts réels pour imprimer des bulletins de vote sont exponentiels et non linéaires comme indiqué subtilement dans une règle annexe. Ou encore, l'accès aux médias est conditionné par un critère que vous ne pouvez objectivement pas remplir avec les ressources de départ, créant un plafond de verre. Vous êtes dans une illusion de contrôle, une méritocratie de façade, exactement comme dans certaines situations de la vie réelle où des barrières systémiques invisibles freinent les ambitions légitimes.

Ou encore, prenons un jeu d'enchères. Au départ, les règles semblent offrir un semblant d'équilibre : un joueur commence avec une somme d'argent manifestement supérieure aux autres, mais ces derniers reçoivent un set de "cartes ruse" – des capacités spéciales à usage unique censées pouvoir contrer la puissance financière. Les joueurs moins fortunés se disent qu'avec de la jugeote et un bon timing de leurs cartes, ils pourront tirer leur épingle du jeu. Mais rapidement, la dure réalité s'impose : les cartes ruse, bien que temporairement utiles, sont un emplâtre sur une jambe de bois face à la capacité du joueur riche à simplement surenchérir sur tout ce qui a de la valeur. Chaque enchère importante est remportée par le capital, les ruses ne faisant que retarder l'inévitable, ou offrant des victoires mineures et dérisoires. Le but ici est de faire ressentir de manière viscérale la brutalité d'un monopole, l'impuissance face à une accumulation de richesse qui écrase toute tentative de concurrence équitable, même lorsque l'on pense détenir des "outils" pour lutter.

Puis, après plusieurs échecs cuisants, après avoir ressenti cette frustration, cette injustice, que ce soit dans la course politique ou face au magnat des enchères, le jeu vous inviterait à ouvrir une enveloppe scellée. À l'intérieur, la révélation : une explication du déséquilibre initial, peut-être même des règles additionnelles ou des composants (des cartes ruses enfin efficaces et mises à jour, des subventions pour le parti politique) qui, cette fois, équilibreraient véritablement la partie. Ou alors, l'enveloppe pourrait révéler une vérité plus déstabilisante encore : que la lutte à armes égales sur ce terrain miné est vouée à l'échec. Elle pourrait alors proposer une nouvelle approche : des cartes "Manifestation", "Désobéissance Civile" ou "Guérilla Médiatique" qui permettent de contourner les règles établies, de créer du désordre, de changer radicalement les conditions de la victoire, voire d'introduire une forme d'asymétrie où les objectifs et les moyens diffèrent fondamentalement. L'enveloppe expliquerait que face à un système intrinsèquement injuste ou à un adversaire jouissant d'un monopole écrasant, s'en tenir aux règles convenues ne mène qu'à la défaite. Il faut alors s'affranchir de certaines conventions, adopter des tactiques asymétriques, pour espérer déstabiliser l'ordre établi et avoir une chance de renverser la vapeur. Le but n'est pas de vous faire perdre pour le plaisir, mais de vous faire vivre l'expérience d'un système inéquitable, de ressentir l'impuissance face à des règles du jeu qui ne sont pas celles que l'on croit, et de réfléchir aux stratégies de contournement. L'ouverture de l'enveloppe serait alors une catharsis, une prise de conscience.


Blind Trust: When Board Games Draw Inspiration from Narrative Betrayal

This article was inspired by this episode: https://www.lepointdepolgara.fr/index.php/2025/05/01/pelleter-des-nuages-06-cardboard-ghosts-lesprit-du-jeu/, particularly the following passage: “In this column, Christian reflects on his reading of the essay Cardboard Ghosts: Using Physical Games to Model and Critique Systems by Amabel Holland.” It is therefore also based on Amabel Holland’s book: https://www.taylorfrancis.com/books/mono/10.1201/9781003500834/cardboard-ghosts-amabel-holland, her video: https://www.youtube.com/watch?v=wG4zLcKsCiA, as well as her game publishing site and her designs: https://hollandspiele.com/collections/amabel-holland.

Opening a new board game box is a ritual imbued with almost childlike trust. We unbox the components, admire the artwork, and above all, dive into the rulebook. And it's here that a silent magic operates: we place absolute trust in the author. We assume that the rules, however complex or simple, are stated sincerely. Of course, a game might prove to be unbalanced, a dominant strategy might emerge, or too much randomness can be frustrating. But never, or very rarely, do we tell ourselves: "The author is trying to trap me," or "These rules are deliberately rigged against me without my knowledge." We attribute flaws to design errors, a lack of playtesting, but not to deliberate malice.

This implicit trust is reminiscent of certain literary conventions. Take the example of a famous Agatha Christie novel, one that shook the detective fiction world at the time. Before its publication, there was a tacit rule, a moral contract between the crime novelist and their reader: the narrator, the one guiding us through the plot, could not be the murderer. They were the guarantor of a certain objectivity, the privileged witness through whom we discovered the truth. By breaking this convention, the author not only created a masterful plot twist but also questioned the very nature of narration and the trust we place in it. The reader felt deceived, betrayed, but also admiring of such audacity.

So, why not transpose this audacity to the world of board games? Why wouldn't an author use this intrinsic trust to create a bewildering, even unsettling, but profoundly memorable gaming experience?

Imagine a game that promises fair competition, a ludic "meritocracy" where the smartest or most strategic player will prevail. Take the example of a game simulating the creation of a political party. In theory, the rules explain that each player has the same chances: raise funds, mobilize activists, propose ideas, gain media visibility. You dive in, full of hope, thinking your strategy will be the right one. But game after game, you fail. You feel like you're hitting an invisible wall. No matter how much you optimize your actions, your opponents (or the game itself, if it's cooperative or solo) always seem to have an elusive advantage. You question yourself, doubt your abilities, blame luck. The reality, hidden by the author, would be that the system is rigged from the start. For example, the real costs of printing ballots are exponential, not linear as subtly indicated in an appendix rule. Or, media access is conditioned by a criterion you objectively cannot meet with your starting resources, creating a glass ceiling. You are in an illusion of control, a façade of meritocracy, just like in some real-life situations where invisible systemic barriers hinder legitimate ambitions.

Or, consider an auction game. Initially, the rules seem to offer a semblance of balance: one player starts with a significantly larger sum of money than the others, but the latter receive a set of "trick cards" – special single-use abilities supposedly able to counter financial power. The less wealthy players tell themselves that with shrewdness and good timing of their cards, they can pull through. But soon, the harsh reality sets in: the trick cards, though temporarily useful, are a mere superficial fix when faced with the rich player's ability to simply outbid everyone on anything of value. Every important auction is won by capital, the tricks merely delaying the inevitable or offering minor, derisory victories. The goal here is to make one viscerally feel the brutality of a monopoly, the powerlessness against an accumulation of wealth that crushes any attempt at fair competition, even when one believes they have "tools" to fight back.

Then, after several crushing defeats, after experiencing this frustration, this injustice, whether in the political race or against the auction magnate, the game would invite you to open a sealed envelope. Inside, the revelation: an explanation of the initial imbalance, perhaps even additional rules or components (finally effective and updated trick cards, subsidies for the political party) that, this time, would truly balance the game. Or perhaps, the envelope could reveal an even more unsettling truth: that fighting on equal terms on this treacherous playing field is doomed to failure. It could then propose a new approach: "Protest" cards, "Civil Disobedience" cards, or "Media Guerrilla" cards that allow you to circumvent the established rules, to create disorder, to radically change the victory conditions, or even to introduce a form of asymmetry where objectives and means differ fundamentally. The envelope would explain that when facing an inherently unjust system or an opponent enjoying an overwhelming monopoly, sticking to the agreed-upon rules only leads to defeat. It is then necessary to break free from certain conventions, to adopt asymmetric tactics, to hope to destabilize the established order and have a chance to turn the tide. The goal is not to make you lose for the sake of it, but to make you experience an unfair system, to feel the helplessness in the face of game rules that are not what you believe them to be, and to reflect on strategies for circumvention. Opening the envelope would then be a catharsis, an awakening.

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